Joseph Farrel, au bord des abîmes

Joseph Farrel, au bord des abîmes

Joseph Farrel - illustration #6

En 2017, Christophe Bier édite à compte d’auteur la toute première monographie sur Joseph Farrel, dessinateur SM, établie avec la complicité de l’artiste lui-même. Un texte de présentation donne pour la première fois des informations biographiques sur un homme qui fut longtemps une énigme pour les amateurs de dessins hard et dont les livres ne circulaient que dans le réseau des sex-shops et des librairies spécialisées. Des textes thématiques sont rédigés par Dominique Forma et C. Bier, cernant les excès et la puissance de cette œuvre à la mine de plomb.
Mieux encore, les dessins sont reproduits à partir des originaux, sur un beau papier offset Munken lynx rough 150 gr. qui restituent bien les détails. Pour la toute première fois, le travail de Farrel, plus ou moins malmené par les éditions antérieures, obtient un écrin à sa démesure. L’intérêt de cette édition est déjà énorme, mais s’ajoute aussi un ensemble considérable de dessins inédits, dont certains sont inachevés et d’autres représentent des scènes noircies d’un texte manuscrit au crayon.

Ce livre d’art, en offset couleurs (un choix pour apprécier les nuances infinies de la mine de plomb et de quelques compositions en couleurs), couverture cartonnée et à tirage limité, fut un succès. Willem, forcément, le recensa dans Charlie Hebdo, Agnès Giard lui consacra un article dans sa rubrique des « 400 culs » sur le site de Libération, Bernard Joubert le salua dans ArtPress, la revue érotique Le Bateau publia plusieurs dessins et un article de C. Bier. Ce « Farrel »  de luxe, confidentiel, est en passe d’être épuisé.
La Select-Bibliothèque a récupéré les derniers exemplaires de ce tirage unique – il ne sera pas réédité – et deux magnifiques tirages de luxe (contenant, dans un coffret, un dessin original signé), disponibles sur la boutique. Pour les clients non francophones, un PDF de la traduction des textes français sera envoyé.
Egalement disponible : Pourquoi pleurent-elles ?, un « Farrel de sex-shop » publié par Promo MediaX en 2012.

Nous reprenons ici l’intégralité du texte rédigé pour le n° 17 du Bateau, février 2020, revue érotique dirigée par Jessica Rispal.

Qui est Joseph Farrel ?
Cet énigmatique illustrateur d’ouvrages SM diffusés en sex-shops et dans quelques librairies spécialisées jusqu’au début des années 2000 m’a longtemps fait peur. Je ne dois pas être le seul. Si je me suis précipité sur John Willie, Eneg, Jim et Stanton, les livres oblongs de Farrel me terrifiaient. Parfums de souffrance, Humiliations, Les Seins torturés, Jeux cruels ou encore Obéis, sinon !, le premier de cette cuisante bibliographie, n’offrent pas à l’amateur le recul esthétisant et le glamour fétichiste d’un univers de doux fantasmes. Leurs personnages féminins ne jouissent pas d’être torturés, contrairement aux soumises de l’école américaine. Ces dernières, sœurs de contraintes de Bettie Page, sont dans une affliction exhibitionniste. Dans des poses étudiées et des liens qui ne froissent jamais d’impeccables bas de soie, elles incarnent les pin-up d’un SM sexy et valorisant. Gwendoline en est le pimpant archétype, toujours au bord de larmes qui accentuent le charme de ses grands yeux suppliants. Les dessinateurs de la célèbre Nutrix d’Irving Klaw prennent le soin d’arrondir la ligne du postérieur, d’allonger les jambes, de creuser les reins, de tendre les seins. Le bondage exacerbe une humiliation gracieuse qui force la complicité de regards amoureux, chargés de désir. Magnifiées par le découpage des cadres et le choix des plans, ces demoiselles en détresse semblent contrôler à la perfection les situations les plus scabreuses, maîtresses en définitive d’un dispositif purement narcissique.

Chez Farrel, cette subtile complaisance n’existe pas. Ses femmes torturées ne se regardent pas souffrir. Elles ne veulent pas être sur le dessin. Elles ne triomphent pas d’être soumises. Elles ont honte. La complicité d’un BDSM consensuel disparaît. S’il existait la moindre connivence avec les sadiques (et, au-delà, avec la personne qui regarde le dessin), elles feraient les mêmes efforts de maintien que les mignonnes entravées de la Nutrix : ventre rentré, épaules redressées, pieds délicatement tendus, seins fièrement en obus, bouches ourlées qu’aucun rictus ne tordrait. Farrel dépouille ses femmes de sensualité, leur choisit des vieux collants chair, les enlaidit, les avilit. Il exploite les situations de

Joseph Farrel - Illustration #1

gêne et rend les exhibitions insupportables. Il n’épargne pas non plus les bourreaux, masques figés dans d’affreuses grimaces, monstrueux.
C’est sans doute cette dégradation du corps de la femme, sans fard, qui dérange, explosant dans la hideur d’un quotidien banal. Pas de cryptes ni de donjons, pas d’ambiance gothique qui laisseraient penser à une séquence imaginaire, une Histoire d’O respectueuse à l’issue de laquelle chacun repartirait, repu de plaisir. Farrel nous précipite dans des appartements ordinaires. Les meubles y sont fabriqués dans le plus déprimant Formica, les murs décorés de tableaux insignifiants, des pots de fleurs tentent d’égayer le salon. Ses protagonistes lamentables, issus de la classe moyenne pavillonnaire des Trente Glorieuses ou du prolétariat des immeubles sociaux, alimenteraient de leurs forfaits le voyeurisme salace du magazine de faits-divers Détective. La famille, le voisinage, le mariage, l’enfantement, la vie de couple, le monde du travail, Farrel pulvérise tous nos repères et fait ressortir, par la minutie rugueuse de la mine de graphite, la cruauté sociale et l’hypocrisie de ce qu’il est aujourd’hui convenu de nommer le « vivre-ensemble ». Ses crayons Faber-Castell, effilés à la râpe comme des stylets, matérialisent un monde éprouvant, d’une noirceur vertigineuse. Certaines exagérations physiques (des étirements mammaires proprement cartoonesques, mais que Farrel affirme réalistes) recèlent pourtant un humour noir, proche des excès grotesques de l’ero-guro japonais.

Joseph Farrel - illustration #17

La violente beauté de son œuvre serait sans doute restée très marginale sans Roger Finance, un renégat du commerce pornographique, Toulousain débonnaire qui travailla à l’époque héroïque de l’éclosion des sex-shops aux débuts des années 1970. Passionné par les livres, il se lança dans l’édition érotique, publiant des romans hard, des BD, des romans illustrés, des magazines porno, de quoi alimenter tous les sex-shops de France. Il prit la relève de Dominique Leroy,

l’une des premières éditrices de Farrel, et témoigna envers son dessinateur d’une indéfectible fidélité. Jusqu’à sa mort, il survivait seul, dans son dernier sex-shop de Toulouse, parmi les putains clairsemées de la rue Héliot. Les DVDs y avaient supplanté les livres. « Plus personne ne lit », disait-il d’un ton las. En 2012, il me contacta. Il avait un nouveau Farrel à imprimer et cherchait quelqu’un pour les textes accompagnant les dessins. J’avais déjà pratiqué un travail mercenaire similaire pour lui, quelques années auparavant. J’acceptai cette fois avec un désir plus vif. Perversions, le dernier album de Farrel, remontait déjà à 2000. Farrel était donc toujours en vie, penché sur sa loupe, courbé pendant des heures sur du papier cartonné, à respirer la poussière de graphite et soigner le détail d’une larme. Quand j’ai découvert l’ensemble des dessins qu’il me fallait commenter, le titre s’est imposé aussitôt : Pourquoi pleurent-elles ?

« Puisque vous aimez ses dessins, vous pourriez le rencontrer… » Par cette simple proposition de Finance, mon travail de commande est devenu l’une des plus frémissantes aventures que j’ai connues : découvrir le mystérieux artiste derrière ces femmes en pleurs, puis éprouver l’irrépressible nécessité d’en publier un livre-somme, sur un papier qui rende au mieux la trouble âpreté de la mine de plomb, montrer des esquisses, des œuvres inédites ou inachevées, porter à la lumière cet inconsolable réprouvé, hors du circuit interlope et moribond des sex-shops, lever un peu le voile et affirmer l’évidence : Farrel, qui se définit sans la moindre fausse modestie comme « un petit dessinateur de merde », est un artiste bouleversant, d’une folle liberté. « Je suis dans le noir, je suis dans le sombre. J’ai fini des dessins en pleurant. » Pourquoi pleure-t-il ? Sans concession, vivant sans relâche son dessin, sept à huit heures par jour, passant huit à quinze jours sur une séquence, dans un état d’excitation qui est le seul gage pour lui de la réussite de son travail, Farrel s’abandonne dans ses gouffres et nous y aspire. On croirait qu’il reproduit comme dans un rêve des scènes auxquelles il a assisté. Les détails triviaux le donnent à penser. On souffre avec ces dessins. C’est comme s’il avait dans le dos des psychologues lui disant : « Essayez de vous souvenir… » Et il ajoute un détail, ici ou là, l’œil écarquillé sur sa loupe, à refaire les plis tombant d’un collant peu seyant, la peinture d’un bateau sur le mur, donnant cette impression de « reconstitution d’un crime ».

L’extraordinaire intensité des dessins de Farrel nous rappelle que l’artiste ne doit se soucier d’aucune convenance et d’aucune censure. Il doit être inacceptable.

Christophe Bier

Femellisé et La Chienne fatale : diptyque de la cruauté

Femellisé et La Chienne fatale : diptyque de la cruauté

Select-bibliothèque n°99 et n°100

Vous devez nous croire : collectionner des romans fétichistes français de l’entre-deux-guerres nécessite de l’obstination et de la chance. S’il est relativement aisé de chiner les « Orties Blanches » de Jean Fort, il est plus ardu de trouver les romans illustrés par Carlo ou René Giffey ; la concurrence est rude pour les éditions Prima bénéficiant des compositions de Chéri Hérouard. Enfin, les exemplaires fragiles de la Select-Bibliothèque, plus confidentiels, exigent beaucoup de patience.
Il nous a semblé judicieux de réimprimer en fac-similé et à la demande quelques titres rares dont vous trouverez la liste dans notre boutique. Et sans aucun doute continuerons-nous d’exhumer ainsi quelques romans introuvables et de les numériser avec un soin extrême pour les proposer au format originel.
Mais il nous semblait encore plus intéressant de continuer la collection, interrompue en 1939, et d’éditer des nouveaux récits illustrés, dans l’esprit fétichiste d’antan.
Don Brennus Aléra, le maître d’œuvre de ce label, aimait pratiquer les auto-références, renvoyait ses lecteurs à des romans précédents, convoquait des personnages déjà créés quand il ne constituait pas des sagas entières sur plusieurs livres.

Aussi, en hommage à son jeu littéraire, Femellisé et La Chienne fatale – signé Don Brennus Aléra fils ! – forment un dyptique qui fait lui-même suite à un autre, publié en 1931 (Attelages humains) et 1935 (Écuries humaines). Inutile de les avoir lus pour apprécier ces péripéties inédites. Le décor a été repris : Villa Bella, une hacienda située dans le Matto-Grosso, dont la propriétaire, l’excentrique milliardaire Mrs Stone, donne vie à ses fantaisies : « Ma passion, dit-elle dans Attelages humains, est de faire tirer de petites voitures par des attelages humains, remplaçant les chevaux ; naturellement ces voitures, ou plutôt ces sulkys sont proportionnés à la confirmation et à la vigueur humaine ; enfin je traite et je soigne ces êtres comme des chevaux de luxe. »
La communauté BDSM d’aujourd’hui dénomme cette pratique le « pony play », à la différence colossale près

Attelages humains - Select-bibliothèque #68 - couverture

qu’avec Mrs Stone le consentement d’autrui à ses extravagances n’est pas de mise. Elle cherche même le contraire, et à profiter de situations délicates pour mieux asservir et assouvir sa nature sadienne. Attelages humains et sa suite ne sont pas des bluettes SM sentimentales « entre adultes consentants ». Nous sommes dans un Matto-Grosso de fantaisie, terrain imaginaire d’un érotisme glacé, cruel et amoral.
Rien de ce programme n’a été modifié dans les textes de 2022. Ils replongent avec délice dans ces perversités et espèrent en retrouver l’un des charmes littéraires : l’aventure débridée du roman feuilleton, avec ses coups de théâtre, ses renversements, ses péripéties et ses personnages spectaculaires, parfois grandiloquents.

Ecuries humaines - Select-bibliothèque #80 - couverture

Le « pony play » passe à un plan secondaire. Ce qu’il importe cette fois à Mrs Stone et à sa nièce Lady Barbara est de dresser en chien – un caniche précisément – leur neveu et frère Henri. Les modifications corporelles dépasseront les bornes, faisant basculer ce dressage dans un érotisme éprouvant qui le rapproche de l’éro-guro [érotisme grotesque] japonais.

Autre hommage à l’ancienne Select, dont le catalogue contenait de nombreux récits de féminisation contrainte [forced crossdressing], Henri n’est pas seulement un chien, mais une chienne qu’un dresseur impitoyable s’évertue à rendre la plus sensuelle possible.

D’autres personnages surgissent, qui bouleverseront le cours tranquille de cet asservissement, telle la Chanoinesse, odieuse trafiquante d’esclaves habitant le 

quartier parisien de Passy, ou encore la Herrin von Kraft, tenancière d’un cabaret à Berlin.

C’est un peu comme si Gaston Leroux s’était mis en tête d’imiter le chevalier Léopold von Sacher Masoch. Ce qui n’a rien d’incongru quand on songe au destin masochiste de Chéri-Bibi ou au Fantôme de l’opéra, paria absolu.

Un tel rapprochement résume Don Brennus Aléra fils.